Phares et bateaux-phares
Ce que la Garde côtière canadienne désigne sous l'appellation d'Aides à la navigation (bouées, lumineuses ou non, phares, alignements, etc.) ont subi toutes sortes de transformations, déplacements et modifications sur notre Lac Saint-Louis au cours du siècle dernier et même au cours des trois dernières années, comme nous le savons trop bien. Soi-disant par mesures d'économie, les plus récentes modifications n'ont certes pas toujours été des aides aux plaisanciers, qui parfois ne s'y reconnaissent plus.
Il y a beaucoup à apprendre des anciennes cartes marines du Lac Saint-Louis publiées autrefois par le Department of the Naval Services of Canada, dont le Club a la chance de posséder celle de 1890-1906, mise à jour en 1912. Celle-ci nous ramène à l'époque, antérieure de plus d'un demi-siècle à la Voie maritime du Saint- Laurent, alors qu'un trafic maritime intense circulait sur le lac Saint-Louis, tant le long de sa rive nord en provenance de la rivière des Outaouais par le Canal de Sainte- Anne, que le long de sa rive sud en provenance du Saint-Laurent par le Canal de Soulanges, convergeant invariablement vers l'embouchure du Canal de Lachine et Montréal. Sur cette remarquable carte, entoilée et en parfait état de conservation, figurent deux phares qui existaient déjà en 1902, aujourd'hui disparus mais situés à des endroits que nous connaissons bien. Ils se ressemblaient, étant composés d'une haute plateforme de maçonnerie et de béton sur laquelle était posée une petite construction de deux étages servant d'habitation et d'entrepôt de carburant, surmontée d'un lanterneau circulaire contenant la lampe du phare. Ils s'élevaient à 38 et 37 pieds respectivement au-dessus du niveau de l'eau.
Le premier phare, appelé Phare de Pointe-Claire, était situé à l'endroit connu de tous les navigateurs du Lac Saint-Louis sous le nom de Gut ou goulet, là où se trouve la bouée rouge AD 18, face à la Pointe Charlebois. Il a complètement disparu au cours du siècle dernier sous l'effet des glaces et des éléments. Il n'en reste plus que le haut fond que nous évitons tous. Le second phare, appelé Phare de Dorval, était situé là où se trouve aujourd'hui l'obstacle à demi submergé, qui n'émerge que lorsque l'eau est basse, indiqué par trois petites bouées jaunes à proximité de la bouée AD 14, face à la Pointe de Valois. Ce lieu est devenu la hantise des navigateurs et le refuge de quelques oiseaux de mer. Là encore, au cours des années, la désagrégation du caisson de base et les débâcles successives des glaces au printemps sont venues à bout de ce phare stratégique à la bifurcation du chenal Nord menant vers celui de Lachine. Je me souviens que dans mon enfance, alors que je remontais le Lac Saint-Louis à bord de mon petit dinghy, je m'étais arrêté à ce phare dont l'habitacle et le lanterneau avaient disparu et dont seule subsistait encore la dalle de béton inclinée à au moins 45° sur laquelle je m'étais hissé, ainsi qu'une lumière alimentée par deux bonbonnes de gaz plutôt penchées. Après avoir longtemps résisté, le tout a fini par culbuter complètement.
Ce dernier phare servait aussi d'alignement pour l'ancien chenal qui existait jadis entre le rivage et l'Ile Dorval, sorte de raccourci vers Lachine, alors balisé. Il était emprunté par des plaisanciers mais aussi, croit-on, par les barges de la Oka Sand chargées de sable puisé là où se trouvent les plages du Lac des Deux-Montagnes et halées par un remorqueur à vapeur en route vers le Canal de Lachine. De ce chenal ne subsistent que les deux bouées AS 2 et AS 3 près de la traverse de l'Ile Dorval, déplacées en amont cette année pour des raisons inconnues.
Chose plus intéressante encore que révèle notre carte 1890-1912, c'est l'existence de deux bateaux-phares qui existaient eux aussi en 1902 et étaient ancrés durant la saison de navigation à deux autres endroits stratégiques. Il s'agissait de coques d'acier peintes en rouge portant les indications Lake St. Louis No. 12 et No. 13, sur lesquelles se trouvaient un habitacle et un phare blanc. Ces phares s'élevaient à 20 pieds et 26 pieds respectivement, pouvant servir de phares de bifurcation, signaler les haut fonds et servir d'alignements. L'un était ancré là où se trouve aujourd'hui la bouée identifiée Lachine B, entre les bouées actuelles AC 45 et AC 48 à la jonction des chenaux Nord et Sud. Rappelons-nous qu'il n'existait pas de Voie maritime du Saint-Laurent à l'époque. L'autre bateau-phare était situé un peu plus haut entre les bouées actuelles AC 57 et AC 59.
Le regretté Paul Baby, vénérable membre honoraire à vie de notre Club, décédé en 2002 à l'âge de 98 ans, dont la mémoire était fabuleuse, était l'une des rares personnes à se souvenir de ces bateaux-phares. Ils furent remplacés par les différents phares fixes et bouées que nous connaissons aujourd'hui dont, dès 1915, par le phare d'alignement de l'Ile Dixie d'une hauteur de 81 pieds, qui sert toujours. Il en est de même pour les deux phares du quai fédéral de Lachine (cédé il y a quelque temps à la municipalité) qui sont toujours là et servent d'autant plus que le Canal de Lachine a été réouvert à la navigation de plaisance. L'existence des deux phares et des deux bateaux-phares qui font l'objet de cet article a laissé des traces dans l'histoire de Dorval; en effet, les vieux rôles d'évaluation de l'ancien village de Dorval, séparé de Lachine en 1892, mentionnent parmi les résidents, propriétaires ou locataires, la profession de «gardien de phare». Paul Baby m'avait d'ailleurs raconté que le mari de la femme de ménage de sa mère était gardien de phare et qu'elle venait travailler chez elle en chaloupe à rame.
Extrait d’un article de feu Michel Pasquin, autrefois membre et archiviste honoraire du YCRSTL.
Publié initialement dans le numéro d’octobre 2003 du Foghorn.